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Justice pénale et visioconférence : ça coince

Pénal - Informations professionnelles, Vie judiciaire
27/11/2020
Alors que le recours à la visioconférence ne cesse de gagner du terrain dans le procès pénal, les professionnels tentent de le limiter. Le juge des référés leur offre une première victoire, le 27 novembre 2020, en suspendant l’ordonnance permettant la visioconférence devant les juridictions criminelles dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. 
Après un référé-liberté déposé par plusieurs associations, des ordres d’avocats et un syndicat de magistrats contre l’ordonnance du 18 novembre 2020 qui étend le recours à la visioconférence pendant la crise sanitaire (Ord. n° 2020-1401, 18 nov. 2020, JO 19 nov., v. Covid-19 : nouvelle ordonnance d'adaptation de la justice pénale, Actualités du droit, 19 nov. 2020), le Conseil d’État a tranché : le recours à la visio-conférence, sans l’accord de l’accusé, après la fin de l’instruction à l’audience devant les juridictions criminelles est suspendu. Son utilisation porte « une atteinte grave et manifestement illégale aux droits de la défense et au droit à un procès équitable ». En effet, devant la cour d’assises ou la cour criminelle, la présence physique des parties civiles et de l’accusé est essentielle selon la Haute juridiction administrative (CE, 27 nov. 2020, Nos 446712, 446724, 446728, 446736, 446816).
 
Dans cette même ordonnance, le Conseil d’État émet une réserve d’interprétation quant au contentieux de la détention provisoire de la chambre de l’instruction. Il rappelle qu’ « il appartient au président de celle-ci, compte tenu des décisions du Conseil constitutionnel n°s 2019-778 DC du 21 mars 2019, 2019-802 QPC du 20 septembre 2019 et 2020-836 QPC du 30 avril 2020, de s’assurer que la personne détenue a la possibilité de comparaître physiquement devant la chambre avec une périodicité raisonnable ».
 
Le juge des référés rejette néanmoins les autres demandes concernant l’interdiction de la visioconférence dans les autres procédures, notamment en matière correctionnelle. Il affirme que le recours est rendu « nécessaire par les grandes difficultés pratiques que rencontre l'administration pénitentiaire pour effectuer les extractions des détenus compte tenu des contraintes particulièrement lourdes qu’impose la situation sanitaire actuelle et par la lutte contre la propagation de l’épidémie au sein des établissements pénitentiaires et des juridictions judiciaires ». Les magistrats doivent donc apprécier si ces difficultés justifient l’usage de la visioconférence et s’assurer que le moyen utilisé permet de certifier l’identité des personnes et garantit la qualité de la transmission et la confidentialité des échanges.
 
Retour sur cet outil qui ne cesse de progresser.
 
 
La visioconférence : un outil encadré
L’article 706-71 du Code de procédure pénale est l’article qui permet et fixe les conditions dans lesquelles il peut être recouru à un moyen de télécommunication audiovisuelle. Après plusieurs réformes, la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice est venue étendre largement le recours à la visioconférence, notamment pour des questions pratiques et d’économie.
 
L’alinéa 1er de l’article 706-71 du Code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 prévoit qu’il peut être recouru au cours de la procédure à un moyen de télécommunication audiovisuelle, « si le magistrat en charge de la procédure ou le président de la juridiction saisie l'estime justifié, dans les cas et selon les modalités prévus au présent article ». Les audiences de la chambre de l’instruction relatives au contentieux de la détention provisoire sont concernées sous conditions.
 
 
Une censure sans équivoque du Conseil constitutionnel
Ces dispositions ont néanmoins été censurées par le Conseil constitutionnel à la suite de deux QPC :
- le 20 septembre 2019 : les Sages estiment que l’utilisation de la visioconférence sans accord du détenu dans le cadre d’audiences relatives au contentieux de la détention provisoire est inconstitutionnelle (Cons. constit., 20 sept. 2019, n° 2019-802 QPC, v. Visioconférence pour les audiences de la chambre de l'instruction relatives au contentieux de la détention provisoire et atteinte aux droits de la défense, Actualités du droit, 20 sept. 2019) ;
- le 30 avril 2020 : le Conseil déclare pour la seconde fois, contraires à la Constitution les dispositions de l’article 706-71 permettant de recourir à un moyen de télécommunication audiovisuelle pour les audiences de la chambre de l’instruction relatives au contentieux de la détention provisoire (Cons. constit., 30 avr. 2020, n° 2020-836 QPC, v. Visioconférence pour les contentieux de la détention provisoire : le Conseil constitutionnel enfonce le clou, Actualités du droit, 5 mai 2020). L’abrogation des dispositions concernées a été repoussée au 31 octobre 2020.
 
Les Sages ne laissent alors aucun doute quant à l’importance de la garantie qui s’attache à la présentation physique de l’intéressé devant le magistrat ou la juridiction dans le cadre d’un contentieux de détention provisoire.
 
Cette importance est confirmée par l’ordonnance du juge des référés du 27 novembre 2020 qui émet une réserve d’interprétation quant à l’ordonnance du 18 novembre permettant le recours à la visioconférence pour les contentieux de la détention provisoire devant la chambre de l’instruction, compte tenu notamment de ces décisions. Il n’empêche que la durée d’application de cette ordonnance est limitée dans le temps (CE, 27 nov. 2020, Nos 446712, 446724, 446728, 446736, 446816).
 
 
« Une fenêtre de tir » pour le Gouvernement
Mais lors de la discussion du projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique (v. Des mesures en cascade pour simplifier l’administration, Actualités du droit, 14 févr. 2020 et v. Accélération et simplification de l’action publique : un projet de loi largement modifié par le Sénat, Actualités du droit, 6  mars 2020), le Gouvernement a souhaité étendre le recours à la visioconférence.
 
Il a déposé un amendement pour modifier l’article 706-71 du Code de procédure pénale (AN, n° 2750, amendement n° 646 rect.). Objectif : tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel et simplifier et faciliter la comparution par visioconférence des personnes détenues devant les juridictions répressives qui permettent « d’éviter l’extraction des détenus, facilite et accélère la tenue des audiences ».
 
Initialement l’amendement prévoyait une extension du recours à la visioconférence sans consentement à la comparution devant le tribunal correctionnel et la chambre des appels correctionnels.
 
Les professionnels n’ont pas tardé à réagir. Dans un communiqué commun du Syndicat de la magistrature (SM) et du Syndicat des avocats de France (SAF), ils dénoncent le fait que « le gouvernement s’empare d’une exigence constitutionnelle de réécriture comme d’une fenêtre de tir pour institutionnaliser davantage la visioconférence dans des champs judiciaires jusque-là préservés et ainsi étendre les possibilités de cette justice à distance » (SM, 18 sept. 2020). Le Conseil National des Barreaux, dans un communiqué datant du 29 septembre, « demande, lui, à la représentation nationale de revenir sur cette disposition inacceptable qui consacrerait une rupture d’égalité entre les prévenus et constituerait une violation des droits fondamentaux, au premier rang desquels sont les droits de la défense et le droit à un procès équitable » (CNB, 29 sept. 2020).
 
Rectifié, l’amendement prévoit désormais d’ajuster l’article 706-71 à la décision du Conseil constitutionnel et impose qu’il soit satisfait à la demande de comparution physique du détenu qui n’a pas bénéficié de ce droit depuis plus de six mois. Après un accord en commission mixte paritaire, le projet de loi a fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel le 3 novembre (AN, dossier législatif). À suivre …
 
 
Une crise sanitaire qui permet d’étendre la visioaudience
Mais en parallèle, la crise sanitaire a permis d’étendre le recours à la visioconférence.
 
Lors du premier confinement, la visioconférence avait été largement autorisée par l’ordonnance du 25 mars 2020 (Ord. n° 2020-303, 25 mars 2020, JO 26 mars, v. Covid-19 : ce que prévoit l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 25 mars).
 
Et malgré de fortes critiques des professionnels et un référé-liberté déposé notamment contre le recours à la visioconférence organisé à l’article 5 de l'ordonnance (référé-liberté qui sera rejeté par le Conseil d’Etat le 3 avril 2020) (v. Covid-19 : les professionnels vent debout contre l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 8 avr. 2020), le Gouvernement a généralisé la visioconférence dans son ordonnance du 18 novembre 2020.
 
Elle prévoit ainsi le recours à la visioconférence « devant l'ensemble des juridictions pénales et pour les présentations devant le procureur de la République ou devant le procureur général » et « sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties » (Ord. n° 2020-1401, 18 nov. 2020, JO 19 nov., v. Covid-19 : nouvelle ordonnance d'adaptation de la justice pénale, Actualités du droit, 19 nov. 2020). Et ce jusqu’au 16 mars 2021 (date de cessation de l’état d’urgence + 1 mois, v. L’état d’urgence sanitaire prorogé jusqu’au 16 février 2021, Actualités du droit, 16 nov. 2020).
 
Un référé liberté a été déposé par de nombreux professionnels contre cette ordonnance du 18 novembre 2020. Ils soulèvent notamment le fait que « Le droit de comparaître physiquement devant un juge et de ne pas se voir imposé une comparution par un procédé de communication audiovisuelle participe ainsi directement du droit au procès équitable et de l’exercice des droits de la défense ».
 
 
L’utilisation de la visioconférence aux procès d’assises suspendue
Point noir de l’ordonnance du 18 novembre : les dispositions permettant d’imposer à un justiciable de comparaître par visioconférence devant une cour d’assises. Précision : le recours serait possible « une fois terminée l’instruction à l’audience ».
 
« Les projections les plus pessimistes ne nous permettaient pas d’imaginer que dans un Etat de droit, le ministre de la Justice se laisserait aller à permettre l’utilisation de la visio-conférence au jugement des crimes » déplorent le SAF et le SM dans un communiqué commun (SAF, 20 nov. 2020). Ils dénoncent la bascule dans une justice déshumanisante.
 
Éric Dupond-Moretti s’en défend, affirmant que « cette ordonnance n’est pas contraignante », selon lui on « attend que la Justice tourne » (BFM, 22 nov. 2020).
 
Il n’empêche que le Conseil d’État a mis un point d’arrêt en suspendant la possibilité d’utiliser la visioconférence pour les audiences devant les cours d’assises et les cours criminelles. Notant que « La gravité des peines encourues et le rôle dévolu à l’intime conviction des magistrats et des jurés confèrent une place spécifique à l’oralité des débats. Durant le réquisitoire et les plaidoiries, la présence physique des parties civiles et de l’accusé est essentielle, et plus particulièrement encore lorsque l’accusé prend la parole en dernier, avant la clôture des débats » (CE, 27 nov. 2020, Nos 446712, 446724, 446728, 446736, 446816).
 
 
Faut-il s’habituer ?
« Il faudra bien que chacun s’y habitue et finisse par l’accepter, tel est le credo de nos gestionnaires qui ont oublié l’essence même de la justice : un débat contradictoire dans lequel il est possible de s’entendre et de s’écouter, l’humanité des échanges, et l’exercice des droits de la défense, qui ne se conçoit que lorsque l’avocat peut être, en un seul lieu, auprès de son client et devant ses juges » regrettent le Syndicat de la magistrature (SM) et le Syndicat des avocats de France (SAF)  (SAF, 20 nov. 2020).
 
Mais cette décision rendue par le juge des référés le 27 novembre marque une première victoire. La présidente du CNB, souligne qu’ « Il faut s’en féliciter sans rien céder de notre combat » (Twitter, 27 nov. 2020).
 
Même son de cloche du côté des Syndicats qui affirment qu’ « À l’heure où le garde des Sceaux engage des réflexions sur l’avenir de l’audience, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature se félicitent de cette leçon » (SAF, 28 nov. 2020).
 
Leur objectif commun : ne jamais cesser de faire entrer l’accusé (SAF, 28 nov. 2020).
 
Source : Actualités du droit